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Sérendipité

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11 février 2011

28 novembre 2010. Finistère

C’était un dimanche. Yesirah avertit Antise, dans un message, qu’elle avait décidé de se rendre à Paris dans les mois à venir. Elle ne connaissait pas son adresse ; elle savait qu’il y avait emménagé, peut être deux ans auparavant. Après trois ans d’absence et de messages virtuels, elle avait besoin, malgré ses refus, de le voir.

Elle sursauta lorsque son téléphone sonna. Pour la énième fois, elle s’attendait à recevoir une réponse en forme de refus. Antise opposait des phrases courtes et définitives à chacune des déclarations de Yesirah.  « J’ai tourné la page. Tu devrais en faire autant. C’est trop tard. »

Ce fut donc presque machinalement que Yesirah appuya sur la touche lecture de son téléphone. L’image d’un petit enfant aux yeux clairs dans un landau envahit l’écran, accompagnée des mots :

C’est trop tard.

…………………………………………………………………………………………………………………………………………………………….

30 décembre 2010, Finistère.

Silencieuse et discrète, la neige tombait en flocons poudreux sur la nuit bleue. Une couche épaisse et blanche couvrait les toits de la ville. Les voitures ne circulaient pas. La panoplie rassurante des bruits nocturnes  s’était tue. Yesirah rêva.

La langue ocre s’enfonce dans la mer.  Pieds nus, l’ourlet de sa longue robe déjà mouillé par l’eau noire,  Elena regarde l’horizon, ses pieds s’enlisant dans le sable à mesure que le flux liquide atteint le rivage. Le visage de son frère s’évanouit dans les nuages sombres. Elle rêve qu’elle crie, mais rien dans l’imperturbable étendue ne lui répond. Elena est prise d’une légère ivresse. Le pont, le sable criblé de pattes d’oiseaux, les coques de bateaux penchées- tout est impassible et muet. Elena fait un pas. L’eau est à mi mollets. L’onde de froid parcourt sa jambe ; elle frissonne.

Cela fait plusieurs mois qu’elle essaie, en dépit des soupirs de son père et des haussements d’épaule des habitants du village, de maintenir l’indéfectible lien entre eux, croyant en un possible dialogue. L’urne à la main, elle s’enfonce jusqu’à mi-cuisses, les yeux toujours rivés sur l’horizon. Comment admettre la mort, quand le corps est si loin, quand il n’affiche pas l’évidence de sa fin. Chaque jour des recherches, Elena s’est rendue à la chapelle de granit qui surplombe la jetée, et a prié la vierge de bois de lui rendre son frère ; puis elle est descendue par les rochers artificiels. Elle a gravi, lentement et avec précaution, une main sur son ventre fécond, les cubes inégaux et saillants, jusqu’à la plage. Les pêcheurs ont décidé de cesser les recherches. Ils les ont abandonnés, elle et son frère.

L’eau saisit la taille d’Elena. Son souffle se coupe. Un rayon jaune déchire le sombre amas nébuleux. Le vent agite ses cheveux. De toutes ses forces, elle jette l’urne devant elle. Celle-ci disparaît, absorbée par l’eau noire, emportant avec elle le médaillon de Tristan. Elena se défait de la pesanteur de l’eau, et soulève ses cuisses alourdies par le froid. Dos à la mer, veilleuse de ses souvenirs, elle dirige ses pas vers le port.

Yesirah eut l’impression de crier. Elle se réveilla en sursaut, trempée de sueur.

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8 février 2011

Chapitre 22 - Paris, novembre 2010

Il referma le livre. Une boule d’émotion lui serrait la gorge, mélange de colère et de peine enfouie. Il ne pleura pas.

Il se leva en prenant le manuscrit sous le bras, et se posta à l’entrée du salon. Claudia était penchée sur la table et griffonnait, ses yeux clairs suivant les lignes de gauche à droite, à travers ses lunettes à bords noirs. Par la fenêtre, une lumière blanche inondait sa silhouette attentive. De temps en temps, sa bouche remuait imperceptiblement, elle levait le stylo et en mordillait le bout. Elle sentit son regard et leva la tête.

-Déjà fini ? Tu as lu vite…

- oui.

- Alors, dis-moi : qu’en penses-tu, de ce manuscrit ?

Antise soupira. Il était certes flatté de sentir que sa personne n’était pas étrangère à la composition de Darius. Mais tout cela lui semblait surjoué. Surtout, tout cela lui semblait trop tard. Il ne l’aimait plus. L’eût-elle écrit trois ans auparavant…L’eût-elle dit et vécu ; elle n’aurait pas eu à l’écrire, et ils n’en seraient pas là aujourd’hui. Aujourd’hui où un calme profond l’envahissait à la vue de sa femme confiante. Si belle. Elle était assise dans son salon, et sa présence avait quelque chose d’indiscutable ; indiscutable et simple. Le soleil filtré jouait avec les plis des rideaux. La vie était une évidence. Il ne s’était pas trompé.

-Le scénario n’est pas inintéressant, mais je dirais : complaisant, et un peu trop démonstratif. Probablement quelqu’un qui a voulu raconter quelque chose, parce qu’il y a de l’intention- mais sans avoir les qualités littéraires qui l’auraient rendu captivant.

Il s’approcha de Claudia et l’embrassa dans la nuque.

-…Tandis que d’autres se retiennent d’écrire par perfectionnisme alors que le talent est là.

Elle sourit.

-Tu dis cela parce que tu m’aimes.

-Dépêche-toi de finir : je t’emmène dîner.

Il quitta la pièce et saisit son téléphone.

31 janvier 2011

Chapître 21 - Troie, 400 av JC.

Il avait marché tout le jour, et était parvenu au sommet, sans savoir pourquoi il avait choisi la montagne pelée plutôt que l’autre. Il ne s’était pas trompé.

Le temple avait été détruit, ou sa construction avait été interrompue ; la pierre avait noirci par endroits, et les rainures des colonnes étaient couvertes d’une poudre écailleuse. Privé d’entablement et de fronton, il béait, ouvert, à l’air du crépuscule.  L’homme sentit quelque chose d’étrange dans l’emplacement qui avait été choisi pour la structure, sans pouvoir se l’expliquer. Les ombres portées provoquées par les derniers rayons du soir ne lui paraissaient pas familières ; ce n’était pourtant pas le premier temple qu’il visitait, ni la première fois qu’il s’y trouvait à l’heure du couchant.  La jeune femme se tenait immobile, au centre exact. Blanche et asymétrique, sa tunique découvrait une épaule déliée, fine et nerveuse. Ses traits, ligneux et impassibles, s’accordaient  à la droiture de sa silhouette Sa posture toute en retenue  indiquait l’attente, une légère alerte. Une cascade de flammes brunes formait derrière elle une sorte de sillage. Son regard était fixé sur l’horizon. Deux losanges aigue-marine dont la profondeur démentait la dureté.

L’homme fit un pas dans sa direction. Elle se retourna brusquement et un éclair traversa les losanges. Il la regarda. Plaisir ? Peur ? Ivresse ? Une douleur lui était montée au cœur, il l’aurait juré. Mais sa silhouette droite restait paralysée. L’homme s’approcha ; il était à un souffle de son visage. L’espace d’un instant ils se regardèrent, déconcertés et anxieux. Le visage de Phaidimè semblait avoir vieilli. Elle était encore plus belle. Qu’avait-elle pu traverser pendant ces années ?  Il voyait l’attente, les revirements, les soubresauts d’une âme qui n’avait pu se résoudre. Il se demanda ce que son propre visage trahissait.

Le vent s’était levé, des nuages noirs défilaient à l’horizon. L’herbe sous leurs pieds avait pris une teinte violacée. Il s’aperçut qu’elle était pieds nus. Leur regard ne s’était pas détaché, mais aucun ne prononçait un mot. Ils étaient pris dans le magnétisme de l’enceinte détruite, de la nuit naissante. Le moindre mot, ils le savaient, romprait le souvenir et déchirerait la nostalgie qui les liait. Il faudrait pourtant passer par cette violence  pour inaugurer le présent. Ils n’effaceraient rien, ni l’intensité du passé qui les envahissait à chaque instant, ni la distance qui avait couvert ces années d’une poussière d’or.

Les lèvres de l’homme tremblaient imperceptiblement. Elle perçut la légère torsion. Elle sentait que sa rancune n’était pas épuisée, et qu’elle devrait l’entendre. Sa droiture inquiète, son épaule offerte, ses pieds nus. Elle savait que le sacrifice pourrait aller loin, qu’elle devrait puiser dans une confiance aveugle. De toutes les façons, leurs destins étaient liés, depuis le jour où ils s’étaient allongés yeux clos près du lac et où il avait posé sa main tiède  sur son sexe apeuré.

Phaidimè entrouvrit les lèvres. Darius regarda les lèvres grenat, qu’il ne voyait jamais sans se refigurer le bouton de ses seins. Il fut pris d’un désir violent.

-Je ne suis peut être qu’une femme parmi d’autres

- Tais-toi. Il approcha sa main de la joue de Phaidimè, posa les doigts au bord de cette bouche, sans savoir s’il voulait la frapper ou l’aimer. La froideur de Darius zébra du même éclair inquiet les losanges aigue-marine.

Mais elle ne recula pas.

Elle avait attendu trois ans et soixante huit jours.

Elle savait qu’il serait fébrile.

Elle le laissa la dévêtir, le regard droit.

Darius regarda la peau jeune, les boutons grenat, posa la main sur le ventre de la jeune femme. Un frisson lui parcourut l’échine.  Il se rappela alors ce petit détail que le rêve lui avait crié depuis le début.  La rondeur des monts et la douceur qu’il réfrénait, alors même que son intention était la vengeance. Il posa ses mains sur les épaules de Phaidimè, dont les yeux coulaient une eau pure. Il embrassa doucement les larmes sur la peau.

Comment est-ce possible ?...

Les yeux de Phaidimè souriaient.

Je ne sais…

Darius fut pris d’un vertige. Il tombait. Il était à demi conscient de tomber. Au loin, la lune était apparue, pleine et effrayante. Viens, souffla-t-il brusquement, empoignant sa main et la tirant hors de l’enceinte.

Les colonnes s’effritaient. Darius comprit ce qui l’avait ébranlé à son arrivée au sommet. Le temple n’avait pas été bâti dans la ligne  des temples séculaires. Le soleil n’en traversait pas le cœur par l’est et l’ouest. La façade humide était plein nord.

Le vent s’était mis à hurler.

Le souffle coupé, Phaidimè courait, la main de Darius serrait la sienne.

31 janvier 2011

Chapître 20 - Thèbes, 400 av JC

Le soleil était clair et froid sur la cité de Thèbes engourdie par l’hiver.  Quelques oiseaux tournoyaient entre les colonnes de la coupole du palais de Jesam,  se découpant avec netteté dans la lumière crue du matin. Phaidimè gagna précipitamment  sa chambre et sortit de la grande armoire de chêne la tunique de lin blanc qu’elle n’avait pas portée depuis quatre ans. Elle l’enfila et fut prise d’un sentiment familier. Elle regarda son reflet pour la première fois depuis de longues années, comme si elle découvrait une femme inconnue. Etait-elle encore belle ? Elle nota que son visage s’était émacié, que son teint était pâle, mais elle sursauta en remarquant la flamme qui brûlait ses pupilles. Qu’avait-elle fait pendant ces années, sinon languir dans un sommeil qui était frère de la mort ? Elle secoua ses boucles brunes comme pour chasser un rêve. Elle rassembla dans une bourse de cuir les oboles qu’elle ne dépensait plus, sa fibule d’émail bleu, un papyrus plié, et choisit une longue cape de laine brune dont elle se couvrit, ramassant avec soin sa noire chevelure. Une femme seule, de sang royal de surcroît, n’était pas habilitée à traverser les monts et les mers ; elle devait dissimuler les attributs qui l’identifiaient si elle voulait se rendre à Delphes sans encombre.

Le roi Laodamas son oncle, désapprouvait le sens qu’avait pris l’existence de sa nièce, désintéressée des obligations extérieures auxquelles son rang, son âge et sa féminité la destinaient, toute entière tournée vers des souvenirs connus d’elle seule. Ses propres amis, et parmi eux le sage Atiklès, qui veillait sur elle avec la tendresse pudique d’un père,  la dissuadaient de sombrer dans ses espoirs, et la persuadaient que Darius avait pris un autre chemin. Nul ne devait connaitre son départ.

Il était encore tôt quand elle sortit de la demeure familiale. Sur le perron, elle fit une courte pause, se retourna et croisa le regard de Lisus, immobile dans le vestibule encore sombre. Il ne fit aucun mouvement, resta ainsi jusqu’à ce qu’elle parte, une vague inquiétude pour sa maîtresse dans les yeux.

L’air de l’aube était frais et Phaidimè se sentit revigorée. Elle laissa l’acropole, descendit au niveau de l’agora, en prenant soin de l’éviter, puis gagna l’extérieur de la citadelle et, du haut des remparts, contempla les vastes plaines béotiennes où des hordes de chevaux broutaient ce qu’il restait de végétation dans la lumière rose de l’est. Au loin, le fleuve Asopos, bordé de joncs épais et jaunes, serpentait entre les champs, ses circonvolutions invitant au voyage. Phaidimè emprunta les marches de pierre qui menaient à la plaine, jeta un dernier regard à la cité qui s’éveillait, et tournant le dos au soleil levant, dirigea ses pas vers la troisième Porte, celle du nord ouest. Tandis qu’’elle franchissait le seuil ocre de Néitae, derrière elle, sur les hauteurs de Thèbes, la silhouette sombre d’un homme se découpait, longue et droite, le visage tourné vers la tunique blanche qui progressait vers l’ouest. Le vent la poussait, ramenant ses boucles noires sur son visage. Phaidimè se sentit légère, et peut être pour la première fois, libre.

31 janvier 2011

Chapître 19 - Thèbes, 400 av JC

Les années avaient passé. Phaidimè s’usait comme la corde d’un arc laissé sans usage.  La séparation d’avec Darius avait laissé son âme en jachère. Il lui semblait qu’un voile la séparait de la cité qui continuait à vivre, bouillante et désordonnée, mais aussi de ses frères, et même de la succession des pluies et des chaleurs qui accablaient la Cité.  Il lui arrivait d’éprouver quelques tensions, à de rares occasions, lorsque le peuple de Thèbes se soulevait, mais c’étaient comme de vagues remous sur une mer intérieure. Son épiderme même avait perdu en sensibilité. Le froid qu’elle fuyait auparavant lui était désormais indifférent, et ses promenades enivrantes dans la montagne n’étaient plus que le lieu de mélancolies vagues. Lorsqu’elle avait décidé, vaincue par l’évidence, de se séparer d’Arklos, ce qu’elle avait éprouvé  n’était pas une tristesse d’amour, mais l’articulation tardive d’une désillusion qui n’avait cessé de progresser en elle.

Elle se souvint qu’elle avait essayé, quelques années auparavant, d’écrire à Darius. Elle avait confié à Lisus, qui partait pour l’Asie Mineure pour des transactions de tissus et de soieries, une lettre qu’elle avait pris soin de cacheter et d’emballer dans du papier épais, afin qu’elle pût traverser indemne les intempéries du voyage.

Je ne suis plus la femme inconstante qui a causé ces souffrances et notre perte. Aujourd’hui je sais que mon ventre ne portera que tes fils. Je suis prête à expier les torts que j’ai causés. Je connais les craintes qui t’habitent et sais les raisons de ton silence. Mais tu dois croire celle que je suis devenue. Tu comprendras quand tu auras oublié ce que tu comprenais avant.

Le messager était revenu huit mois plus tard, porteur d’une missive en retour. Phaidimè, qui avait guetté son arrivée pendant de longs mois, au point que c’était devenu le rituel et le prétexte qui maintenait pour elle la possibilité d’un quotidien, s’était agitée à sa vue. Phaidimè se souvint de chaque mot prononcé par le vieux postier ; elle avait reçu chaque son comme une cloche de plomb.

- L’as-tu vu, Lisus ?

- J’ai tourné à droite après le péribole du temple, tel que vous me l’avez indiqué,  et ai gagné cette maison à six étages près de la boutique de nasses. Là, j’ai été reçu par un homme.

- Comment était-il ?

- Son regard était froid et dur.

- Qu’a –t-il dit quand tu as prononcé mon nom ?

- Il a pris le paquet de mes mains. Il n’a prononcé aucune parole.

Lisus avait tendu la missive à Phaidimè, dont le cœur battait à tout rompre, tandis qu’elle luttait pour ne pas afficher ses émotions devant le serviteur. C’était un papier de grossière qualité, probablement de la toile de jute.  Les mots étaient écrits à la plume,  la courbe des lettres était régulière et ne trahissait pas d’hésitation.

J’ai pu te contempler avec les yeux de la pensée. Nos destins se sont séparés.

En relisant une énième fois ces mots, qu’elle avait conservés dans une boîte d’airain et qu’elle relisait parfois comme si un sens plus favorable pût émerger au cours d’une lecture plus ardente, plus précise, plus attentive, Phaidimè se dit qu’elle avait sous estimé l’ampleur de la douleur de Darius.

Après tout, comment pouvait-il la croire sur des paroles, elle qui en avait usé à tort et à travers, s’était répandue en serments et promesses, louvoyant entre ses craintes et ses mensonges ?

Cette nuit-là Phaidimè fit un rêve.  Un homme se tenait face à elle, droit et impénétrable. Il   n’avait pas de bouche et ses yeux étaient vides, son visage était figé comme celui d’une statue.  Elle protestait, mais sa propre bouche était comme engourdie. tu es un personnage de l’œuvre !. Rien dans l’attitude de l’homme ne laissait supposer qu’il comprenait, ni même entendait ce qu’elle disait. Le vent se levait. Puis Phaidimè se sentit tirée en arrière. L’homme s’éloigna. Et tandis qu’il s’éloignait, il remit sous son manteau un lys blanc fané.

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31 janvier 2011

Chapître 18 - Paris, 28 novembre 2010.

- Alors, on a fini de bouder ?  Mm, ma petite chérie soupe-au-lait,  tu me plais tu me plais.

Assis sur Le bord du lit, Antise se pencha sur le visage de sa femme  qui émergait des draps défaits. Cheveux décoiffés et yeux mi-clos, elle était aussi belle que la veille. La lumière du matin filtrait à travers les rideaux . Tu m’énerves, protesta mollement Claudia , en se laissant embrasser.  Antise sourit. 

Elle se redressa sur ses coudes  et ouvrit un peu plus les yeux, clignant à cause de la lumière :

-Tu crois qu’on sera comme eux un jour ?

-Impossible. Je ne fume pas la pipe et tu ne sais pas faire de gâteau au chocolat.

Claudia saisit l’oreiller et le lança sur Antise.

Antise l’évita et sortit de la chambre.

-le café est prêt ! lança-t-il en descendant les escaliers.

Malgré l’heure avancée, la pièce était sombre et Antise alluma la lumière. Dehors, le jour se levait difficilement et une chape de nuages noirs menaçait déjà. Antise s’assit dans le  canapé du salon. Décidément il n’avait pas de chance avec ses jours de congé. Il les posait au hasard et le temps lui souriait rarement. Avec Claudia qui allait mettre une ou deux heures à émerger, petit déjeuner et maquillage compris, ils n’étaient pas prêt de sortir se promener… En posant sa 3ème tasse de café sur la petite table, il poussa les manuscrits de Claudia, et ses yeux s’attardèrent sur « une tragédie grecque » qui était sur le dessus de la pile. Un peu de lecture ne lui ferait pas de mal…

31 janvier 2011

Chapître 17 - Finistère, 16 novembre 2010.

A mesure que les jours avançaient et alors que rien dans le monde réel et extérieur n’avait bougé, Yesirah sentit l’espoir affluer dans sa poitrine, à l’endroit du plexus solaire Une chaleur irradiait la zone, elle sentit l’excitation lui ouvrir des perspectives qu’elle n’avait pas vues auparavant. Pourquoi renoncer sans essayer de le voir ? Elle avait inondé son portable de messages durant une longue année ; elle avait écrit un roman et le lui avait posté ; mais elle n’avait jamais rien prouvé de regard à regard, de chair à chair.

C’est fini. Chacun de nous doit tourner la page.  Yesirah avait reçu ce texto d’antise peut être une dizaine de fois. Yesirah avait 31 ans. Sa peau lisse, ses traits jeunes et son sourire juvénile, rien ne laissait penser que sa vie était derrière elle. Et pourtant Yesirah savait qu’elle ne serait pas amoureuse d’un autre homme. Elle savait, sans que cela l’effrayât plus que cela, qu’elle n’aurait pas d’enfant.

31 janvier 2011

Chapître 16 - Finistère, 11 novembre 2010

Yesirah se recroquevilla sous la couette chaude. Une torpeur délicieuse parcourait ses membres encore endormis. Prolonger le plus longtemps possible les vapeurs euphorisantes….Le rêve était net. Elle était à l’étranger, dans un pays de falaises et de mers. Une foule bigarrée marchait sur la route, dépassait des vendeurs de tissus. Tous avançaient  dans la même direction. C’était un flux continu. Il y avait des familles, des couples, des gens seuls, des vieillards et des enfants. Elle était avec son  mari et son enfant. Ils marchaient tous les trois aussi, comme poussés par le flux de la foule. Elle savait qu’elle ne lui appartenait pas ; elle savait qu’elle n’aimait pas l’homme qui lui avait donné cet enfant. L’enfant était  vague ; elle peinait à en distinguer les traits. C’était un phénomène, qui s’était produit dans la vie de substitution qu’elle avait laissé l’univers créer, sans opposer de résistance. La route qui longeait la côte descendait à pic, et ils descendaient tous. Le creux était le prémice d’une autre route, qui gravissait la colline. C’est dans le creux qu’elle sentit une présence. Elle ne s’était pas retournée, mais elle sentit qu’un homme descendait parmi la foule qui les suivait. Une légère peur mêlée de la certitude que cela devait arriver, lui saisit la poitrine. Lorsqu’elle se retourna, Antise était si près d’elle, qu’elle sentait son souffle sur ses lèvres. Il prit le visage de Yesirah dans ses mains. Le baiser fut long, suave ; les deux corps debout se mêlaient. Yesirah prit sa main, et suivit Antise. Ils faisaient la route contraire de la foule indifférente. Yesirah laissait le succédané de vie derrière elle. Elle n’avait pas de remords. Ce qui arrivait était inéluctable. L’évidence ne se commentait pas.



31 janvier 2011

Chapître 15 - Finistère, hiver 2009. Automne 2010.

Yesirah s’était recluse de jours en jours. De retour au pays de la mer et des brumes, qui l’avait vu naître, elle s’était pliée à la mélancolie des saisons, au silence des dunes, à l’opacité de l’eau grise.

Quelques jours après sa rupture d’avec Darkam, elle avait plongé dans la mer froide, en quête du silence parfait, là où le remords n’atteint pas les tympans.  La morsure initiale du froid avait produit l’effet brutal qu’elle recherchait.  Elle avait nagé longtemps. Les membres raidis s’étaient déliés à mesure que la température de son corps s’accordait au liquide. Elle laissait ses bras l’emmener. Elle n’avait rien trouvé, aux abords du large. Rien que l’horizon droit et insondable. Sentant de nouveau les effets du froid, elle était rentrée amère.

Une fatigue inexplicable avait eu raison de son énergie et de son corps. Elle se laissa doucement aller. L’automne passa, l’hiver égrena ses jours vides. L’image d’Antise était partout. Elle s’y reliait volontairement. Elle se mit à imaginer qu’ils étaient en lien. Elle lui écrivait, toujours. Il ne répondait pas ; elle savait qu’il la lisait. Elle s’égarait dans les limbes du souvenir, croyait ressusciter sa présence, et dans des accès de fièvre, s’imagina un soir qu’il répondrait à ses invitations. Qu’il réapparaîtrait sur la frange de dune affaissée où ils s’étaient assis, un soir d’août, silencieux et réunis, après une ultime tempête. Il n’était pas venu, et à force de susciter son image, elle avait construit sa vie autour de son attente. Les périodes de fièvre où son imagination délirait alternaient avec des semaines d’abattement. Apathique, Yesirah se traînait de jours en jours, l’esprit troué, ouvert aux courants d’airs, errant sans but à travers le monde des autres. Les menus événements qui l’auraient stimulée avant l’indifféraient. L’été qui déroula ses paysages sublimes creusait son mal être, l’approfondissait. Les gens lui paraissaient insipides et inaptes à réveiller son intérêt. Elle ne quittait plus son appartement, qu’elle avait meublé sommairement, une petite mansarde sous les toits, confortable et douillette. Elle n’y fit entrer personne durant des mois. Confite dans la chaleur de sa bulle, elle se laissait mourir.

Dans des moments de lucidité, elle se voyait d’en haut, détruire sa personne à petit feu, lentement, sans que le monde extérieur s’en rende compte. Dans un sursaut de conscience, elle fit appel à un de ses anciens amis. C’était la seule personne face à qui elle pût se sentir autorisée à être ce qu’elle était- une femme en deuil, vieillie trop tôt, se débattant avec le vide. Ils se virent de plus en plus souvent. Un semblant de vie lui revenait parfois. Elle s’y accrocha.

31 janvier 2011

Chapître 14 - Fresnes, Juillet 2007.

Ils avaient tenté de se promener, se débattant avec la chape de tristesse qui les accablait malgré eux. Ils étaient assis côte à côte dans la voiture garée. Il se tourna vers elle et lui dit d'un ton neutre:

- M’aimes-tu. Veux-tu vivre avec moi.

Les yeux de Yesirah s’emplirent de larmes et tandis que tout son être désirait crier oui, sa peur la domina et la jeta en arrière. Elle détourna le visage vers la vitre.

- Je ne peux pas…

Elle ne mentait pas. Une idée obscure la paralysait. Elle savait que c'était la dernière fois qu'il poserait cette question. Mais elle croyait aveuglément qu'il saurait l'attendre...

- Antise..je ne veux pas que l’on se quitte.

- Il le faut. Tes doutes, reprit-il, à la différence des déclarations savoureuses que tu m’as servies aujourd’hui, sont inépuisables…

- Je sais...je n’y peux rien...je voudrais mais…c’est trop tôt…quelque chose me…

- Oublie toute cette histoire. Tout cela n’a pas existé. Va t-en, poursuis ta vie, pars sans te retourner.

La voix d’Antise était posée. Yesirah sortit de la voiture, referma la portière, entra dans la sienne et démarra. Elle s’effondra quand la voiture s’élança. Elle ne voyait plus la route, les yeux brouillés par un rideau de larmes qui ne l’apaisaient pas.

Eurydice sentait la main d’Orphée se dérober.  Elle appela. Sa plainte n’était plus que la voix assourdie des rêves. Il avait disparu.

31 janvier 2011

Chapître 13 - Fresnes, juin 2007.

En se remémorant la scène, Yesirah se rendit compte de ce qu’elle n’avait pas voulu voir alors. La tendresse qui suivit cette violence fut brève et n’avait plus rien à voir avec celle du début. Une forme de possession avait pris sa place. Yesirah frissonna. Elle aimait être possédée par cet homme et donnerait n’importe quoi…

Yesirah reprit le fil des événements et se demanda pourquoi elle n'avait pas quitté  Darkham plus tôt. Avec le recul, il était évident qu’Antise souffrait ; la Yesirah d’alors le sentait mais, aveuglée par sa propre souffrance, elle ne retenait que la menace faite à sa propre liberté.

Le lendemain, elle se réveilla et laissa ses tympans se faire au matin, essayant de détecter les bruits familiers de la chambre. Quelques sons lointains venaient d’une autre pièce ; elle ouvrit les yeux, elle était seule dans le lit défait.

Elle se leva gauchement, la tête lui tournait. La porte de la chambre était ouverte ; elle se stabilisa et se dirigea vers la cuisine. Antise était debout, une tasse de café à la main. Il la regarda et ses lèvres ne bougèrent pas. Ça va ? fit-elle d’une voix endormie. Il acquiesça. Elle se servit une tasse et s’assit. Il restait debout, tourné vers la fenêtre. Dehors, quelques enfants du quartier jouaient sur des portiques. Il avait plu pendant la nuit et une légère vapeur montait des herbes hautes, sous l’effet du soleil de midi.

Elle finit sa tasse de café et s’étira.

-Qu’est ce que tu regardes ?

Elle se leva et le rejoignit à la fenêtre. Elle posa son menton sur l’épaule d’Antise, qui n’avait pas bougé.

Antise se dégagea et fit un mouvement vers le salon.

- Il faut se dépêcher, si on veut avoir le temps de courir avant la fermeture du Parc.

Yesirah ne répondit pas et le suivit dans le salon.

- Qu’est ce qu’il y a ?

-Rien

-Je vois bien qu’il y a quelque chose…

Antise se retourna. Ses pupilles grises étaient fixes, la voix blanche.

-Tu m’as menti.

-Quoi ?... Comment ça je t’ai menti ? Non, tu sais tout, je te l’ai dit. Je ne le vois plus...

Yesirah voyait le dos d’Antise, bloc immobile et mince, tourné vers la baie vitrée du balcon.  Quelques tours dans le lointain brisaient la ligne bleue de l’horizon.

-J’ai lu tes mails.

Yesirah sentit son souffle s’arrêter et l’air lui manquer. Elle ne reconnut pas sa voix.

-Attends, tu as fouillé dans ma messagerie ?

-Tu m’as menti…

Yesirah sentit quelque chose exploser à l’intérieur. Une implosion sourde mais immense.

-Je ne t’ai pas menti - Les mots sortirent seuls de sa bouche et à mesure qu’ils sortaient, l’explosion grandissait. Lente, béante, rouge. Etait ce d’être découverte, ou le fait qu’il avait fouillé dans ses affaires…

31 janvier 2011

Chapître 12 - Paris, juin 2007.

Il l’accueillit d’un sourire franc qui découvrait ses larges dents. Il l’embrassa distraitement sur les lèvres. –Mm, bella, fit-il en reculant légèrement pour admirer sa tenue. Il était à peine 19h, l’Hôtel du Nord était presque vide. Un couple d’une quarantaine d’années occupait une petite table carrée et l’homme, qui ne détachait pas son regard de la femme, tenait sa main dans la sienne, au centre de la nappe blanche. Entre les tables vides, les meubles et le personnel, ils formaient un œil où se concentrait une tension magnétique, attiraient irrépressiblement l’attention. Les armoires et les hauts buffets de bois noir assombrissaient la pièce, et une serveuse en tablier dentelé allumait de petites bougies, qu’elle disposa avec soin au centre des autres tables.

-je sais que tu préfères être de ce côté, fit Darkham d’un ton malicieux en lui proposant la chaise matelassée qui faisait face à la pièce. Yesirah s’assit et balaya machinalement la salle du restaurant du regard. Elle sentit une légère angoisse à s’assoir en face de lui, qu’elle mit sur le compte de l’illégitimité de leur entrevue. Elle avait dit à Antise qu’elle dînait chez un couple d’amis.

-Vin rouge ? Tiens, un petit Madiran, parfait.

Darkham se frotta les mains. Il semblait content d’être là et ne voyait  pas l’écart qu’il y avait entre leurs humeurs. Yesirah se tenait droite et réfléchissait à ce qu’elle pourrait dire. Face à Darkham, dont le désir pour elle était pourtant ostensible, elle se sentait rigide. C’était étrange ; elle sentait pourtant son regard s’attarder sur la naissance de ses seins, son pied caresser sa jambe sous la table. Ce geste lui parut déplacé et grossier. Sa manière de lui montrer qu’elle lui plaisait jouait toujours sur la surface ; elle paraissait chaleureuse, mais Yesirah ne sentait que le froid. C’était peut être ça, au fond, qui l’intriguait. Sa façon d’être, tellement directe, extravertie, aux antipodes de son intériorité à elle. Qui l’avait bousculée au début et qu’elle trouvait fade à présent. Cette séduction ne la touchait pas, ne la remuait pas.  Darkham leva le verre pour trinquer à leur soirée et Yesirah comprit qu’elle ne l’aimait pas. La vague culpabilité de feindre tout ceci l’assaillit. Elle trinqua. Ils  burent et ils mangèrent. Son estomac était tendu et elle redoutait le moment où ils sortiraient de table et où Darkham poserait les mains sur elle.

-ça va ? Tu es songeuse...

-Un peu

-C’est lui ?

-Je lui ai dit que je ne te voyais plus mais il ne me croit pas

-T’es assez grande pour savoir ce que tu as à faire non ?  S’il t’embête avec ça, arrête de le voir. C’est qu’il n’est pas apte à comprendre ce truc que nous avons, les lucides. Que la tendresse se partage. S’il ne comprend pas ça…

Yesirah ne répondit pas. Pour Darkham, les choses étaient simples. On pouvait être proche affectivement et sexuellement de plusieurs personnes. Les choses étaient blanches, ou noires. Il aimait ou ignorait les gens. Yesirah se demanda s’il avait déjà été amoureux et quelle place elle occupait dans son schéma si particulier.

Elle porta son verre à ses lèvres et sirota lentement le vin sombre et lourd. Il était rond et fruité dans la bouche, légèrement acide dans la gorge. Darkham était déjà reparti dans ses histoires de travail. Auditeur dans un cabinet renommé, il s’exaltait à les raconter ; son visage s’animait, le ton de sa voix s’intensifiait, ses yeux brillaient. De temps en temps, il éclatait d’un rire sonore. Sa bouche charnue se tordait,  une lueur de folie brillait sans ses yeux et il s’agitait sur sa chaise. Yesirah détestait ce rire. Il était brutal, il n’était pas joyeux ; c’était un rire carnassier. Aucun rapport avec la finesse, l’intelligence et l’érotisme contenu du rire d’Antise. Elle renonça à se confier et par lassitude feignit de s’intéresser à ses récits.

Ils se retrouvèrent dans la rue et il l’enlaça.

-Je t’emmène dans mia casa ?

Yesirah feignit d’être fatiguée. Il ne voyait décidément rien…Elle sentait l’écart se creuser entre eux, et le fait qu’il ne le sente pas l’éloignait davantage. Elle eut l’envie profonde et le besoin de voir Antise.

Yesirah marcha vers la petite rue où elle avait garé sa voiture et s’y enferma. Elle ouvrit son sac à main et sa main tâta à la recherche de son téléphone.

-Je peux venir ?

-oui

Yesirah fit la route, fébrile, jusqu’à Fresnes. Elle tapota le code sur l’interphone et fut soulagée de ne pas avoir à attendre l’ascenseur. La porte de l’appartement était légèrement entrouverte, découvrant un filet de lumière.

Antise la regarda sans un mot, et la poussa  contre le mur de l’appartement, dans le couloir sombre. Yesirah se laissa faire. Elle assumait sa position de coupable, et aurait demandé sa rémission par tous les moyens. Il baissa les bretelles de son débardeur et dégrafa son soutien gorge.  Il la plaqua contre le mur et Yesirah sentit le choc du froid sur sa poitrine comprimée. Elle cambra les reins et appuya ses mains au mur, essayant de se décoller un peu. Elle entendit derrière elle tinter la boucle de sa ceinture. D’une main Il appuya fermement sur sa tête et de l’autre il caressa sa joue. Yesirah ne le voyait pas. Elle sentit sa bouche humide à son oreille. -Tu le mérites et tu le sais…-Il ne prit pas la peine de retirer son pantalon entièrement.  Il appliqua ses doigts humides sur ses hanches et enfonça son sexe en elle. Il la retourna brusquement. Il l’agenouilla. Il était debout et tenait son sexe dans sa main. Yesirah le regardait, à genoux sur le sol froid, défaite. Elle avait les seins rougis par les frottements et le sexe coulant. Il ne détacha pas son regard du sien et son sperme gicla sur les seins offerts.

31 janvier 2011

Chapître 11 - Finistère, novembre 2010.

Yesirah se redressa sur  le canapé. Cette phrase l’avait retournée. A l’époque et dans sa confusion, elle ne l’avait pas comprise. Elle alluma son ordinateur et porta la tasse de thé brûlant à ses lèvres, l’élancement de la brûlure la fit sursauter, elle la reposa. Aujourd’hui, elle savait pourquoi elle avait menti .Elle savait aussi que si elle ne l’avait pas fait, elle n’aurait pas brisé la confiance. Pas seulement celle d’Antise ; la sienne aussi ; ou plutôt la leur. Elle aurait invité ses peurs et ils les auraient apprivoisées. Mais non ; elle s’était enfoncée dans le mensonge et c’était du rêve éveillé, ce qu’elle faisait là, assise dans son canapé à 6 heures de route de lui, au fin fond de la Bretagne. Peu à peu, elle était devenue l’épiée, lui l’espion.  La coupable et le juge, la trompeuse et le trompé. Quelque chose s’était déplacé et ils n’avaient pas pu échapper à leurs nouveaux rôles.

Oui, au cours des jours qui suivirent, quelque chose avait changé.  Une tension s’était installée entre eux, qui se résolvait par des pénétrations plus violentes qu’à l’accoutumée. Yesirah riait moins, elle était inquiète. Antise se levait parfois la nuit. Après, tout était allé très vite. Les personnages qu'ils étaient devenus s'étaient éloignés, étaient devenus rivaux. Ils avaient essayé de s'y soustraire. En vain.

Yesirah vérifia d’une main que la porcelaine de la tasse ne brûlait plus. Elle but de lentes gorgées de thé. Finalement, vous n’aimez pas qu’on vous aime. Les paroles du psychiatre qu’elle avait vu à cette période lui revenaient en boucle. Des bribes d'analyses inondèrent son esprit par saccades. Parents autoritaires et rigides...enfant bridé...soif de liberté combattue...inhibition...sur-moi trop développé...sensibilité mutilée...enfance escamotée... Sans doute avaient-ils raison. Elle avait poussé tant bien que mal  avec la conviction d'être coupable d'une sorte de monstruosité, d'anormalité indicible. Une femme escamotée comme une moitié de lune. Elle reposa la tasse. La boisson diffusa sa chaleur dans la poitrine et le plexus. Au milieu de cette tempête de pensées, Yesirah se sentait détendue. Elle mesurait le chemin parcouru; en trois ans, et sans trop savoir comment, elle avait fini par s'aimer. Pour essayer de comprendre pourquoi elle avait fui l'amour d'Antise, elle devait à présent fournir un effort de mémoire; se remettre dans la peau de la jeune femme égarée. Et elle parvint une nouvelle fois à la même conclusion. L'ampleur et les implications de l'amour d'Antise l'avaient alors effrayée; elle avait fui pour protéger l'espace de liberté qui lui restait, elle avait fui l'intimité qu'ils partageaient. Elle s'était fuie elle-même.

31 janvier 2011

Chapître 10 - fresnes, mai 2007.

Les yeux mutins, elle approcha son visage de lui pour lui voler un baiser.

Il la renvoya d’un geste indifférent et appuya son dos nerveux contre le lit.

-L’aimes-tu ?

Le ton était froid, à des lieues de la bienveillance dont il venait de faire montre, l’ayant longuement caressée avant de la pénétrer.

-Non ! Tu sais quels sont mes sentiments.

- Bien.

Ce furent ses seuls mots ce soir-là. Il la sodomisa violemment, brûlant son ventre de femme d’un désir indicible.

Mais les jours qui suivirent, quelque chose avait changé dans ses gestes. Yesirah sentait une réserve plus grande à son égard, comme s’il se fût retranché derrière une invisible muraille. Elle sentait que sa cause était moins acquise. Qu’elle avait, peut être, rompu quelque pacte tacite. Cependant, inconsciente et électrisée par les deux faces masculines de sa vie amoureuse,  elle n’y avait prêté guère attention et avait persévéré dans ses audaces.

Toutefois elle avait inconsciemment compris qu’il valait mieux taire ses petites aventures, et sa double vie, qui dura plusieurs mois, apporta un supplément d’excitation au bénéfice d’être deux femmes pour deux hommes en tous points opposés.

Un soir que Darkam l’avait emmenée dîner dans un restaurant et qu’ils jouaient au jeu de la cour, elle avait reçu un message d’Antise, qui disait simplement : « Je sais où tu es … »

Une effroyable peur lui avait étreint la poitrine. Le flagrant délit sans doute, associé à l’incroyable possibilité qu’Antise pût s’éloigner d’elle. Elle avait fait mine de devoir écourter le repas, avait endossé le masque de la fausse insouciance, qui de fait était le signe de leur relation, pendant les minutes restantes, et avait pris le chemin du retour, son sourire s’effaçant à la minute où elle lui tourna le dos.

« J’arrive ».

Elle fit quelques pas sur la place dallée. Ses pas se découpaient un par un, une présence, quelque chose l’accompagnait.

L’œil était dans la tombe et regardait Cain.

Antise se tenait, immobile, au centre de la place.

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Fresnes,  Mai 2007.

Yesirah avançait, confuse et le visage soucieux. Elle était honteuse ; honteuse d’avoir menti et honteuse de se sentir elle-même comme une femme perdue. Les yeux d’Antise étaient rougis, elle vit qu’il avait pleuré. Nulle trace cependant de tristesse dans ses gestes ou son visage. Mais son regard était dur et quand il parla, ses lèvres tremblaient.

-Parle-moi.

Yesirah eut un mouvement farouche. Oui,  elle avait couché avec cet homme ; mais elle ne l’aimait pas.

Il chancela au milieu de la place, envahi par une sensation d’étrangeté. Ce qui était peint sur son visage était difficile à définir. Ce n’était pas de la peine, ou c’était de la peine mêlée de rage et de déception.

Il avait plu et l’air était froid et humide. Yesirah essaya d’enrouler ses bras autour de son cou. Il arrêta d’abord son geste, puis la laissa faire. Ils formaient, au milieu de la place dallée, dans la sale grisaille de la gare de banlieue, une statue de sel, deux douleurs incrustées, en fusion, autour desquelles la place et les passants tournaient et s’effaçaient tel un brouillon pâle et vertigineux. Elle ne saurait dire combien de temps ils restèrent ainsi. Il la serrait fort, au point que l’étreinte en était désagréable. (Alors) Yesirah se détacha et le regarda. Elle attendait les premiers mots que la bouche d’Antise allait former, comme un coupable son verdict. Il se racla la gorge et d’une voix enrouée dit  :

-J’accepte ta peur mais pas tes mensonges.

31 janvier 2011

Chapître 9 - Finistère, Novembre 2010.

Le colis était par terre, près de la porte d’entrée. Elle s’accroupit et le souleva, vérifiant  de ses doigts que le carton était suffisamment épais pour être étanche et les points d’attache assez solides. Elle respira. Il ne fallait pas qu’elle tarde trop si elle voulait le déposer avant la fermeture de la Poste. Elle enfila son manteau et resta ainsi quelques secondes, le paquet dans les bras, sur le seuil. Comprendrait-il le sens de son geste ? Le lirait-il seulement ? Et en admettant qu’il le lise et qu’il comprenne, serait-il touché ? Agacé ? Yesirah chassa ces pensées de son esprit. Ce qu’il adviendrait de ce geste ne lui appartenait plus. Elle attrapa son parapluie et sortit.

Le vent irrégulier poussait la pluie oblique et des rafales cinglantes  s’engouffraient sous son parapluie. Inutile de lutter- elle le referma et releva la tête. L’eau froide sur son visage la rafraîchit. Le paquet sous le bras, elle marchait d’un pas vif.

Elle poussa la porte de la Poste, passa la main dans ses cheveux et s’approcha du guichet.

- Un recommandé, s’il vous plait..

De retour dans la rue Yesirah se sentit légère et regarda autour d’elle. Une dame à capuche marchait courbée en avant, tenant la main d’une petite fille droite en ciré rose. Un peu plus loin, sur le trottoir, deux dames tenant des sacs discutaient sous leurs parapluies. Près de Yesirah, une silhouette masculine perdue dans un manteau gris sans forme descendit d’une voiture en marche et courut jusqu’à la boîte aux lettres. L’eau traçait des coulées sombres sur les façades grises des maisons et les lampadaires s’allumaient un à un, éclairant la rue de la Poste de halos orangés.

Cela faisait presque un an et demi maintenant qu’elle était rentrée. Elle se demandait combien de temps durerait cette parenthèse bretonne, ou si elle y resterait toujours. Paris et ses environs étaient tellement liés à  Antise, qu’elle n’y retournerait que pour essayer de le voir. Elle ne savait pas quand. La pluie avait baissé ; Yesirah rouvrit son parapluie et quitta la devanture où elle s’était abritée. En se dirigeant vers son appartement, elle se dit que certains quartiers de Paris lui rappelaient aussi Darkam, et à cette pensée son visage s’assombrit et elle serra plus fortement le manche du parapluie.  Comment avait –elle pu faire une erreur aussi grossière. Qu’est-ce qui, dans la confusion de ses 27 ans, avait pu l’amener à quitter un homme qu’elle aimait pour ce …

Tout avait commencé au printemps 2007. Elle ne savait plus comment le processus s’était enclenché. Lovée dans le magnétisme d’Antise, elle avait fini par trouver une sécurité. Cependant une forme de peur l’assaillait parfois, lui donnant des envies de révolte et d’insurrection. S’affranchir de son emprise lui rendrait une autonomie qu’elle pensait avoir perdue. Une liberté qu’elle craignait de voir diminuer, et qui naissait de ce lâcher prise que cet homme suscitait chez elle, elle qui jusque là contrôlait hommes et événements, manipulant les éléments de son univers comme un démiurge.

Leurs moments d’intimité, lunaires et mystiques, lui semblaient empreints d’une énergie mauve,  qui contrastait avec la crudité claire du réel.

C’est à ce moment là qu’elle fit la connaissance de Darkam. Rieur, volubile, sociable et sanguin, il l’avait d’abord impressionnée par l’énergie solaire qu’il dégageait à chaque instant. Où qu’ils allaient, il se détachait du paysage et de la foule comme si la temporalité dans laquelle il évoluait était légèrement plus rapide que celle du commun des mortels. Des cheveux jais, de longs yeux noirs ombrés de cils sombres et denses, des lèvres charnues dans une mâchoire carrée. Une netteté de traits et des contrastes de couleurs achevaient de le rendre plus visible, quelques tons plus vif que ses congénères. De la même manière qu’il existe des êtres bémols, plus pâles et plus discrets que la moyenne, Darkam était un être dièse. Yesirah, la lente, la rêveuse, avait été rapidement séduite par la fougue méditerranéenne du jeune homme, la franchise découpée de ses gestes, ses discours incisifs et l’acuité de son observation des hommes et des caractères. Il la brusquait, aussi, la sortait de ses errances lunaires comme une eau froide sur un visage engourdi. Dès leur première rencontre, il avait posé ses mains sur ses hanches. D’une manière conquérante, il avait pris possession de son corps, sans d’abord l’apprivoiser. Surprise, Yesirah s’était laissée faire, moins par plaisir que par  absence de choix.

Yesirah poussa la porte de son appartement. Ces souvenirs faisaient monter une colère sourde. Mais il fallait qu’elle retrace l’enchaînement des événements. Comprendre.

L’arrogance et le défi qui brûlaient les yeux de Darkam avaient rapidement touché l’orgueil de Yesirah. La part amazone et chasseresse de son être lui avait soufflé, alors qu’ils marchaient côte à côte et que l’union n’avait pas encore été consommée, qu’elle devait l’avoir.

Et toute l’histoire de leur relation, qui avait duré trois années violentes, fut marquée de cette tension guerrière.

Darkam était une pause pour l’intimité orageuse de Yesirah. Là où Antise la plongeait dans les arcanes de son être, dans une apnée bleue et sans mots, Darkam proposait la surface, l’action, le pragmatisme, un matérialisme reposant et lumineux. Du moins le crût-elle, avant de s’apercevoir de sa superficialité.

Yesirah ne l’aimait pas ; elle voulait le séduire.

Elle n’avait d’abord pas fait part de sa rencontre à Antise, puis avait fini, lors d’un ébat amoureux où celui-ci l’avais mise en confiance, par le lui dire. Antise savait qu’elle était inconstante ; Yesirah pensa naïvement qu’il comprendrait. Cette scène…Yesirah s’en souvenait difficilement ; la confusion se mêlait aux souvenirs et elle avait du mal à se représenter les faits réels. Elle s’assit dans le canapé et se sentit vide. Le livre n’était plus entre ses mains. Il devait être quelque part entre ici et Paris…Elle essaya de forcer sa mémoire à fonctionner. Oui, cela avait dû se passer de la sorte. Elle avait avoué ses errances à Antise un soir, au lit.

31 janvier 2011

Chapître 8 - Mantes la Jolie, Février 2007.

Ils étaient assis sur le canapé blanc. Il  écouta ses plaintes. Yesirah se débattait avec ses démons. Une lutte interne où son intellect ne parvenait pas à l’accord avec les souffrances de l’enfance. Il restait silencieux, tandis qu’elle se déchargeait, sans que les phrases encombrées, bousculées, ne la délestent de son fardeau. Il approcha son doigt du visage de Yesirah.  Elle leva des yeux froncés et inquiets. Dans son paroxysme émotionnel, elle n’acceptait pas d’intrusion. Mais quelque chose d’impassible et de muet se dégageait de lui, qui immobilisa une fraction de seconde le flot désordonné des pensées et des mots. Peu à peu, sa raison vigilante ferma les yeux. Elle le laissa faire. Il posa son index entre les deux yeux de Yesirah.

Les larmes coulèrent, fluides, incontinentes. Les structures osseuses de sa cage thoracique, les jointures de son corps prostré, lâchèrent ; l’énergie afflua et parcourut ses membres. Des images, ou pour être plus exact, d’anciennes femmes, d’âmes du fond des temps la submergèrent. Des cris qui se faisaient entendre pour la première fois : violents, précipités, urgents. Ils lui étaient destinés. Elle se sentit reliée à la douleur de ces femmes, sans savoir pourquoi. Une vague de souplesse accompagnait la violence de la décharge, comme une eau retenue trop longtemps  par une entrave reprend sa forme oblongue. La pièce changea de couleur. Il n’y avait plus que la légère chaleur sur le front de Yesirah, sous l’index patient d’Antise, mêlée à une foule d’idées et d’émotions. Le flux se concentra au milieu du front. Yesirah reprit conscience des menus bruits de la pièce. Une douce paix l’envahissait.

Quand elle eût fini de pleurer, il retira son doigt et la serra dans ses bras. Le sommeil se fraya un passage comme un couteau, fendant leur conscience.

28 janvier 2011

Chapître 7 - Paris, novembre 2010.

-Ou-ou, tu m’écoutes ?  Elle avait parlé doucement et le ton se voulait gentiment taquin mais Antise perçut distinctement l’agacement de Claudia.

-Tu pourrais faire un effort, fit-elle en se redressant sur sa chaise comme pour réintégrer le dîner.

Les enfants s’étaient posés devant la télévision et étaient absorbés par les images animées du poste.  Des stries de violons d’inspiration japonaise emplissaient le séjour. Antise  jetait régulièrement des coups d’œil distraits à l’écran coloré.

Marine se leva et couteau à la main proposa une seconde tournée de dessert.

- Il est excellent ton moelleux, vraiment, mais je vais m’arrêter là.

- Antise, un petit morceau ?

- Je te remercie, mon estomac capitule.

- Thé, café ?

Marine rejoignit la cuisine. Bruno fourra une pipe de tabac et craqua une allumette. La pointe du couteau de Claudia dessinait des courbes dans le creux de l’assiette à dessert.

-Merci , c’était vraiment sympa.

Marine fit un large sourire, et son enthousiasme se réveilla. Elle avait les joues rosies par la chaleur de la cuisine et l’excitation de recevoir, et ses yeux tombaient un peu.

- N’hésitez pas à passer, même à l’improviste…on a toujours quelque chose dans le frigo ! Hein chou?

Son mari, qui après la discussion avec Antise avait peu parlé, et qui portait très mal le sobriquet de chou, s’était contenté de se lever avec ses convives et de les accompagner jusqu’au seuil. Il ne répondit pas à la question de sa femme. Il tira une longue bouffée de sa pipe, puis plongea ses yeux dans ceux d’Antise. Son sourire, où pointait une légère ironie, mit Antise dans une sorte de gêne. Il ne dit rien. L’instant dura peut être une ou deux secondes, mais Antise fut saisi d’une tristesse inexplicable.

Tandis qu’il enroulait son écharpe autour de son cou, Claudia attrapa son manteau en daim, l’enfila et déposa une bise sonore sur la joue de l’hôtesse.

- On y pensera. A la prochaine, et bon courage avec les monstres !

Antise sut gré à Claudia d’avoir rétabli par ces quelques mots les apparences enjouées de la soirée et dissipé le malaise qui affleurait. Le perfectionnisme de Claudia s’appliquait aussi aux convenances, et que ce fût au nom de la politesse ou d’un optimisme philanthrope, elle avait cette capacité à rendre les choses fluides et claires, à dissiper d’un mot le chaos naissant.

La porte se referma dans un bruit sourd. Antise et Claudia se retrouvèrent dans le silence glacé de la rue du petit lotissement. Un léger vent s’était levé ; Antise fourra ses mains dans ses poches en réprimant un frisson. L’air s’était refroidi, et on distinguait çà et là les lueurs blanchâtres du gel sur la surface bosselée du bitume. Les deux silhouettes emmitouflées marchaient côté à côte sur le trottoir. Claudia ne souffla mot jusqu’à la rue de ventadour, et le bruit de ses talons sur les marches résonna dans la cage d’escalier de l’immeuble. Antise sentait qu’il devait prendre l’initiative de parler, mais une paresse douce le tenait silencieux.  Une bouffée d’air tiède les enveloppa quand ils pénétrèrent dans l’appartement. Claudia poussa d’un geste sec l’interrupteur du plafonnier et ne prit pas la peine d’allumer la petite lampe du salon. Claudia n’aimait rien moins que les disputes. Quelle qu’en soit la raison, elle préférait se taire que de lever la voix. Des conflits intérieurs la secouaient et sa colère retenue se sentait dans ses gestes, bien qu’elle s’efforçait là aussi d’en contrôler l’ampleur.

Antise voyait ce qui se passait mais n’avait pas la force, ni l’envie de réagir. Il ne considérait pas avoir été impoli ; il ne s’était certes pas prêté au jeu du dîner ; mais il avait essayé, avait jeté ses forces dès le début ; puis il avait décroché, il s’était mis en veille, comme Claudia avait coutume de lui dire, le reproche dans la voix. Impoli, non ;  il n’avait été rien d’autre que lui-même-c’était son droit.

Claudia rompit  enfin le silence.

- Je suis fatiguée ; je vais me coucher.

Elle avait pris soin, comme à son habitude, de ne pas laisser le reproche imprégner ses paroles. Le ton était neutre, distant.

Il ne protesta pas et la laissa monter à l’étage. La chaleur de l’appartement détendait peu à peu ses membres, le sang affluant et ranimant les extrémités de ses doigts. Une forme de soulagement après la tension de la soirée l’envahit. Il se laissa tomber sur le canapé et alluma machinalement le poste de télévision.

Dans une lumière bleutée, un homme à l’air grave apparut à l’écran. Antise laissa quelques secondes passer, reconnut un membre de la police scientifique  d’une série hebdomadaire et constata rapidement que c’était la rediffusion d’un épisode qu’il avait déjà vu. Il prit la télécommande sur la table basse et chercha la chaîne documentaire qu’il aimait regarder quand il revenait de soirée et qu’il avait besoin de s’aérer- sans intrigue, sans police, sans crime, sans histoires d’amour. « France O » diffusait un documentaire sur la baie d’Along ; la caméra faisait de longs travellings pour embrasser l’étendue de la baie et une voix neutre et reposante commentait  l’activité de deux vietnamiennes qui progressaient sur une barque. Antise s’était déjà rendu au Vietnam et cette région le fascinait ; c’est sans réfléchir qu’il appuya pourtant sur la télécommande.

Contrairement aux deux fois précédentes, il n’identifia pas la chaîne qu’il venait de choisir. Les couleurs de l’image étaient désuètes ; un vieux film sans doute. Une jeune femme  à la chevelure blonde ramassée en chignon, dont les traits soignés et la bouche carmin  lui rappelaient quelque chose, se trouvait dans une pièce, le visage tendu, vraisemblablement en proie à un violent tourment. La caméra s’attardait en plan rapproché sur ses yeux écarquillés, aux cils recourbés et aux pupilles immobiles, qui reflétaient la terreur. La musique, dense et stridente, suggérait une tension psychologique.  Hitchcock sans doute, se félicita Antise en reconnaissant Tipi Hedren. Le plan suivant dévoila l’homme qui lui faisait face. Sean Connery jeune, reconnut Antise, avec le plaisir de retrouver un élément familier dans un univers inconnu. Le visage de l’acteur était lui aussi tendu, mais ce n’était pas la peur qu’on y décelait ; une forme de détermination plutôt. Il tenait dans sa main un foulard rouge vif, qu’il brandissait en direction de la jeune femme. Celle-ci eut un mouvement de panique, comme si elle cherchait à fuir quelque chose; l‘homme cria « Marnie » d’une voix forte et se précipita vers elle ; il l’encercla de ses bras, la retenant de force. Ils restèrent ainsi quelques secondes, la jeune femme hurlant et se débattant, l’homme maintenant son étreinte. Puis la femme cessa de s’agiter. L’homme ne détachait pas son regard du sien ; et soudain elle fondit en larmes, dissimulant son visage dans le torse de l’homme. L’homme parut soulagé mais ne relâcha pas l’étreinte. Sans mot dire Il posa une main sur la tête blonde de la femme, dont les pleurs continuaient de couler.

28 janvier 2011

Chapître 6 - Belle Epine, décembre 2006.

- Non mais ils ne vont pas bien, je t’assure.

Yesirah éclata de rire. Antise poursuivit :

- Je ne rigole pas ! le dimanche, c’est la fanfare municipale. Attends…tu entends là ?

Yesirah tendit l’oreille. Du plafond,  étouffés, venaient des sons réguliers et lancinants : tuut. Tuuut. Tuut. Tu entends ? Il y a DEUX notes. ! Il n'a pas arrêté, tu dormais encore quand il a commencé…

Deux notes tapotées à un doigt sur un mini synthétiseur pour enfant, qui devait compter tout au plus une ou deux octaves. Le pianiste inspiré, satisfait de sa mélodie, la jouait à l’infini.

- Je ne rêve pas ? Hein ? Tu entends ?

Yesirah se mit à rire. La figure d’Antise, les sourcils arqués, reflétait l’ahurissement et l’incompréhension.

- Et attends, c’est pas fini ! y a le petit frère en plus ! ça c’est l’aîné ! On les a croisés dans le hall l’autre jour quand on rentrait du footing, tu n'as pas fait attention ? Une famille de gros beaufs ! mais une caricature ! ils revenaient du liddle avec des gros sacs…le père, la mère et les deux ptits ! Tous gros !

Là-dessus une voix qui devait appartenir à une femme vociféra à travers l’appartement, suivi d’un fracas de petits pas lourds et sonores. "Reviens ici tout de suite !" beuglait la mère. "Naaaaan" criait le petit. Des sifflements stridents de flûte en plastique traversaient la pièce, tandis que le bruit mat d’un objet tombé au sol fit sursauter Yesirah et Antise.  Une giffle mit fin aux sifflements, aussitôt remplacés par un vagissement aigu, tandis que les deux notes régulières continuaient leur imperturbable mesure.

- C’est les Thénardier, tes voisins...

Yesirah et Antise furent pris d’un fou rire. Quant Antise riait, ses lèvres fines se tordaient légèrement comme s’il essayait de contenir une irrépressible envie de rire, tout en échouant à demi. Antise occupait l’appartement de sa mère, que celle-ci avait acheté, lorsqu’ils avaient emménagé en région parisienne, après avoir quitté leur dordogne natale. La mère et la sœur étaient rentrées, laissant l’appartement à Antise. C’était un cinq pièces spacieux, à la tapisserie sombre, qu’Antise avait aménagé sommairement, quelques côtés vieillots subsistaient qu’il avait laissés intacts, sachant qu’il l’occupait de façon provisoire. Il était situé au 6è étage d’un grand immeuble de Fresnes, lui-même faisant partie d’un bloc d’autres immeubles tous identiques et gris, quoique en bon état. Le linge pendait aux séchoirs des balcons étroits, et en ce début du mois de décembre, des guirlandes d’ampoules multicolores dégringolaient sur un bric-à brac d’antennes , de  plantes grasses  et de jouets ignorés.

-T’as pas tout vu…regarde le père noel en plastique du 5ème, s’il est pas beau.

Et il ajouta:

- Allez, journée kitsch. On va à Belle Epine.

- Où ça ?

- Ne me dis pas que tu ne connais pas Belle Epine ?  Fais-toi belle, ajouta-t-il, hilare.

Ils prirent leurs manteaux et Antise les conduisit au centre commercial avoisinant. Yesirah tenait sa main. Depuis la cacophonie matinale, elle riait. Aujourdhui elle avait envie d’être sa petite femme. Elle ouvrit de grands yeux lorsqu’il ouvrit la portière de la voiture.

Un énorme bâtiment de béton clair mangeait les dernières couleurs du ciel d’hiver et écrasait de son aplomb tranquille le bitume de la zone commerciale. Ils entrèrent. Yesirah n’avait jamais pénétré dans un centre commercial aussi vaste. 

A l’entrée, la soufflerie d’air chaud décoiffa les deux amants. C’était un véritable complexe- les hypermarchés côtoyaient les enseignes de vêtements, dans une débauche d’éclairages jaunes et blancs ;  les chaînes de cafétérias et les restaurants, du fast food à l’établissement gastronomique, soufflaient leurs odeurs excitantes aux narines affolées des passants ; enfin, dans l’aile droite du complexe, deux cinémas, un bowling et un centre de fitness se proposaient  de parachever le divertissement l’homme du samedi. Cà et là, des sorties d'air chaud décoiffaient les badauds. Une musique sirupeuse arrosait les allées. En croisant les familles aux  doigts graissés par les viennoiseries, Yesirah aurait dû être prise d’une profonde mélancolie ; dans la complicité amoureuse d’Antise, elle s’amusait et éprouvait presque de la tendresse à faire partie de la foule béate. 

28 janvier 2011

Chapître 5 - Paris, novembre 2010

-Tu m’aimes ?

Claudia observa le profil d’ Antise, qui se découpait dans la lumière tamisée du salon. Elle suivit la ligne de son nez fin et droit  et son regard se posa sur les contours anguleux de son visage, à l’endroit de la mâchoire. Antise était beau ; il alliait la fermeté de traits masculins à une finesse et une sorte de délicatesse presque féminine. Ses yeux étaient rivés sur l’écran, paupières mi-closes, comme absorbé. Claudia  entreprit de le sortir de sa rêverie.

-Tu vois, il n' est pas si nul que ça, ce film ! Tu es complètement dedans, tu m’as même pas répondu pour les vacances...Donc la Normandie, ça ne te dit pas ?

Antise parut se réveiller d’un long sommeil et s’éclaircit la voix.

-On verra ?

…..

Mardi 23 novembre.

Antise regarda son reflet dans le miroir de l’armoire. Silhouette fine, musculeuse. Pas mal, pour un type de 35 ans qui ne passait pas ses weekends  en salle de muscu. Il pivota légèrement et s’observa de trois quarts. Ses collègues se retenaient de grignoter aux soirées d’entreprise et certains affichaient déjà la petite bedaine du cadre installé. Son ventre à lui était tendu et dessiné, et la chemise qu’il avait choisie laissait deviner une ligne d’épaules découpée et tonique. Un jean et une chemise ciel, oui, c’était très bien. De toute façon cela ne se présentait pas comme la soirée du siècle ; ils ne parleraient pas psycho, informatique ou alpinisme. Il faudrait supporter la superficialité et la gouaille de la femme de Bruno ; tout au plus pourrait-il éviter que la conversation ne s’éternise sur les clubs de karatés du petit ou les cours de dessin de la petite. Il boutonna les manches de sa chemise.

-Tu es prêt chéri ?

-On est partis.

Claudia avait mis ses boucles d’oreilles et son manteau de daim. Elle l’attendait sur le seuil, son  parfum fraîchement appliqué flottait dans l’entrée. Elle avait laqué ses cheveux, et le regardait avec ironie, un bouquet de pivoines dans les bras.

- Très belle, chérie- presque trop, fit- il en passant la main autour de sa taille.

Ils se retrouvèrent dans la rue lumineuse et froide. Il avait plu toute la journée et la route luisait, réverbant les lumières orange des lampadaires et des enseignes de la ville. Les talons de Claudia cliquetaient sur le trottoir mouillé et elle s’assurait de temps à autre qu’aucune flaque ne se trouvait sur leur chemin. Antise remarqua que son haleine formait un nuage de vapeur chaude dans l’air du soir. Novembre…encore quatre mois de froid.

-Dépêche toi, on n’est pas en avance…

Parvenue sur le palier de la petite maison de banlieue, Claudia s’arrêta un instant.

- Antise, tu promets de faire un effort ?

-Mais oui, tu me prends pour un cuistre ou quoi …

Claudia l’embrassa.

-Oui, tu es mon cuistre préféré et on va dîner chez la famille Bordel…On va s’amuser, tu verras.

Claudia appuya sur le bouton de la sonnette. La porte s’ouvrit et un visage rose et jovial surgit dans l’embrasure. On eût dit qu’elle attendait derrière la porte que la sonnette lui donne le signal.

-Bonsoir vous deux ! Vous allez bien ? Oh merci, des pivoines…je t’embrasse Claudia.

D’embrassades en poignées de main, de sourires en bises sur les joues des petits, le petit groupe se dirigea vers la salle à manger où  Bruno et Marine avaient préparé la table.

- C’est informel, ce soir, s’excusa-t-elle joyeusement. Entre les gosses et les clients, en ce moment je n’ai plus le temps pour la cuisine fine ! Mais donnez-moi vos manteaux ! Installez-vous !

Ils s’assirent et pendant qu’elle babillait et comme pour confirmer ses propos, les deux enfants, excités par la venue des invités ou la possibilité de se coucher tard, commencèrent une partie de cache cache derrière le canapé. Le garçon était un petit blond aux yeux noisette ; il avait les lèvres pincées et, manifestement plus rusé que sa sœur, surgissait  régulièrement derrière elle alors que celle-ci pensait guetter. Elle partait en courant, hurlant et riant à travers la maison. « Arrêtez les enfants ! » Criait Marine de temps à autre, sans y mettre grande conviction ; pour la forme, comme si ces mots sortaient d’eux –mêmes,  par une sorte de conformité à la situation. D’ailleurs se dit Antise, le vocabulaire de Marine convenait toujours à la situation et tout son discours était caractérisé par une fluidité et une incontinence  qui l’ennuyaient au plus haut point. Il n’en avait jamais parlé à son ami mais il se demandait encore pourquoi celui-ci s’était entiché d’une femme autant portée sur l’anecdote, aussi anodine en somme, lui dont les gestes et les rares paroles trahissaient à chaque instant l’intelligence. La vie est ainsi faite, qu’on ne sait ce que les autres cherchent pour eux-mêmes, se dit-il en portant le verre d’apéritif à ses lèvres.

A ce moment-là la petite fille hurla et le cri retentit dans toute la maison. Antise jeta à Claudia un regard à la dérobée.

- Bonne la semaine, Antise ?  Ça avance, ton projet d’application ?

- Ecoute oui, on se débrouille… J’ai pas ton expérience mais l’équipe est compétente. Et le projet Hypérion est vraiment prometteur.

La conversation s’orienta sur la partie technique du poste d’Antise. Il avait depuis peu intégré le service informatique d’un grand groupe alimentaire et avait pris la tête d’un projet d'application qui devait à long terme permettre à l’entreprise une efficacité accrue dans la planification et les budgets. Antise, d’abord réticent à l’idée de revenir sur ce qui occupait ses journées depuis plusieurs mois, sentit que son ami l’y encourageait pour lui-même. Ce dernier s’y engouffra en effet avec le plaisir non dissimulé d’un homme dont le quotidien  manque de discussions passionnées. Quant à Antise, il mesurait l’importance d’une discussion comprise d’eux seuls avec son ami, qu’il voyait désormais rarement, et se laissa finalement questionner de bonne grâce.

Marine, qui avait attendu quelques instants de voir quelle tournure prenait la conversation et à quel endroit elle pourrait l’interrompre, n’y tint plus et se tourna vers Claudia.

-Tu as fait quelque chose à tes cheveux ? Un balayage non ?

Sur ces mots un bruit strident et long fit sursauter le couple et ses invités. Lassé du cache cache, debout au milieu du salon, le petit avait attrapé une flûte à bec et soufflait de toutes ses forces en regardant son père d’un air de défi.

26 janvier 2011

Chapître 4 - Dieppe, octobre 2006.

Cela faisait trois mois qu'ils se fréquentaient. L'homme qui lui tenait la main était doux, bienveillant. A ses côtés, elle marchait dans les rues de Paris avec une sensation singulière, qu'elle n'arrivait pas à exprimer. Le mot qui lui venait était : glorieux. Elle sourit. Oui, avec cet homme, elle se sentait glorieuse.

L’été brouillon parisien avait laissé place à un automne radieux. Une lumière claire, encore tiède, dorait les pierres de Paris. Monuments et statues se détachaient, pures, sur le ciel qui rosissait le soir.

-Et si nous allions à la mer ce week end ?

Yesirah tourna la tête vers lui, une flamme dans les yeux. Elle adorait les escapades impromptues ; décidées sur le vif, elles donnaient à la destination des allures de terre promise. C'était l'irruption du rêve; l'expression de leur folie commune. Ils étaient maîtres de leur présent, ils créaient, et l'univers suivait.

Yesirah n’était pas née à la capitale. C’était une fille de la mer. Elle ne maquillait pas sa peau, ses yeux étaient deux sombres amandes aux cils courts, sa chevelure châtaigne ondulait au gré du vent et de la pluie. Antise aima comme elle se retourna.

-Oui, oui, oui !

Elle sautillait autour de lui. Il sourit. Il n’arrivait pas à comprendre comment cette femme pouvait être si harmonieusement femme, grave, solennelle presque, et l’instant d’après, sauvage comme une fille des bois. Le tout d’une pureté et d’une fluidité parfaites, comme les flux de la vie vont et viennent, divers et justes à chaque instant. Il eût envie de lui dire je t’aime, mais se retint.

….

Ils firent la route en fin d’après midi. Le trajet fut léger et gai; l'excitation du départ s'était distillée et Yesirah se laissait bercer par la présence d'Antise. Au moment du couchant, ils gagnèrent Pourville, petite station balnéaire près de Dieppe.  Ils empruntèrent une route sinueuse qui fendait la colline. Les falaises normandes,  violacées dans le crépuscule, asseyaient leur imposant mutisme. Le vent roulait de lentes rafales tièdes.

Antise avait choisi une chambre d’hôtes. En empruntant la petite allée de graviers gris qui menait à la demeure, Yesirah fut prise d’un sentiment étrange. Une vague peur mêlée d’excitation. Elle ne pouvait plus fuir : ce week end habilitait, aux yeux du monde, leur relation. Un pincement de plaisir à cette idée inconnue la saisit. Elle était sortie relativement jeune d'une longue histoire, s'était étourdie dans de courtes aventures, avait fini par penser qu'elle ne rencontrerait pas celui qu'elle cherchait. Et à présent ils étaient seuls, dans la nuit naissante d’un bout de terre au bord de la mer normande, et elle avait envie de l'embrasser, ou de pleurer.

Antise poussa la porte et ils pénétrèrent dans le salon. Toit de chaume, épais murs de pierres, haute cheminée, tapis de velours, tableaux peints au mur, et sculptures de fer forgé. L’âme de cette maison était ancienne, capiteuse. Yesirah s’y sentit immédiatement à l’aise. Un parfum secret, alambiqué émanait des bois, de la pierre et des niches, formant l’écrin parfait à leur parenthèse hors du temps.

Leur chambre se trouvait dans une petite aile de la bâtisse. Ils entrèrent dans la petite pièce. Une grande couche moelleuse trônait sous des poutres brunes. Un énorme miroir encadré de dorures surplombait le lit. Yesirah resta figée. Antise se tenait tout près d’elle, elle pouvait sentir son souffle chaud dans sa nuque. Elle vit dans le miroir qu’il la regardait fixement.

-N’aie pas peur.

Yesirah ne s’étonna même pas de cette nouvelle incursion dans ses pensées, comme si celles-ci s’affichaient en toutes lettres sur la surface de verre. Elle se tut. Campé derrière elle, il posa ses longs doigts sur sa nuque. La prise était douce, Yesirah fut docile.

Il la déshabilla lentement, posté derrière elle, embrassant sa  nuque de temps en temps. Il la dénuda devant la glace, ne cessant de fixer son regard. Pas d’échappatoire. Yesirah dut se voir de pied en cap. Elle se figea. Elle tremblait devant ce corps exhibé, ces seins ronds et fermes, ces formes à la volupté indécente et sauvage. Antise l’obligeait à se regarder. Ses courbes criaient à la sensualité, sans qu’elle eût la moindre maîtrise. Les larmes coulèrent, elle voulut se détourner.

Antise sentit le mouvement qui l’assaillait, la retourna contre lui. Il prit le visage effrayé dans ses mains, Yesirah se calma peu à peu. Elle se laissa embrasser, prit goût aux baisers lents et effleurés. Une pulsation de désir monta entre ses cuisses. Antise posa ses mains sur ses hanches nues, électrisant toute la zone. Elle n’était plus qu’une partie d’un tout. Elle se mit à quatre pattes sur le lit, cambra les reins, le visage tourné avidement vers le miroir, regardant le reflet d’Antise d’un air mi provocant, mi suppliant. Le sexe d’Antise était dressé, il saisit les hanches larges de Yesirah et s’enfonça en elle, le buste droit, avec une violence et une excitation difficilement contenues, jusqu’à libérer toute sa semence en elle.

Le jour se leva brumeux sur la mer verte. Yesirah fit quelques pas pieds nus, sur l’herbe mouillée et froide, jusqu’à pouvoir deviner au loin la limite entre la falaise et l’eau. Ils déjeunèrent de pain frais et de beurre puis décidèrent de visiter le port voisin.

Dieppe est une ville colorée, ses pavés irréguliers et bossus, trempés par endroits par l’eau salée des étalages de poissonniers, sont foulés par une flopée de silhouettes fagotées, bottées, riantes, grasses et hétéroclites. Des éclats de voix fusent des conversations dont les bribes viennent aux oreilles des deux amants. Ce matin Antise et Yesirah sont deux étrangers, ethnologues ironiques de circonstance, marginaux et complices.

- Regarde sa robe… (Elle rit)… Mince, on n’est pas du tout au diapason…J’aurais dû mettre ma mini jupe et mes bottes en fourrure…jette un œil au couple là bas… c’est le royaume du kitsch ici…arrête, ils vont nous entendre !

Elle l’embrasse sur la joue, au coin de la bouche, d’un air de défi puis lâche sa main.

- Dis…je suis comme…la fille là bas ? Hein ? Comme celle là alors ? Un peu plus de hanches ? Ah j’ai trouvé, regarde. Plus comme celle-là ? Allez, dis; laquelle ! Regarde vers le marché, au stand de poissons..Non, plus à gauche…derrière…voilà. Oh je sais...On va au resto ? Allez !

Elle minaude. Il perd ses mots. C’est un diamant brut, il pense.

Antise et Yesirah marchent main dans la main, elle se sent fière d’être associée à lui. Elle a l’impression de marcher en musique. Cette balade sans destination dans les rues pavées et bruyantes est une marche nuptiale. Elle ne lui dit rien, mais elle sait qu’il ressent la même chose. Ils sont en filature dans cette ville qui sent la frite et le mauvais goût. Ils s’aiment.

C’est déjà dimanche. Elle sent qu’elle lui plait. Quelque chose de différent : elle jouit de lui plaire. Il parle peu et il met son cœur en bataille.

C’est l’après midi. Le soleil d’octobre commence sa lente descente.

-On se baigne.

Elle lance ses répliques comme des défis, amusée. Est-ce qu’elle le teste ?  Mesure son pouvoir sur lui? Ses mots sont des déclarations sans appel. Au pied d’une falaise verte et noire, un tapis de galets bleus et gris se déroulent.

-Mais ce n’est pas une plage ! lance-t-elle, déçue.

Ils se déchaussent et arrondissent la voûte des pieds pour s’adapter aux cailloux importuns. La mer, dans cette double armature de roche, est immobile et timide. Yesirah se dévêt avec la maladresse d’une vraie peur déguisée en fausse pudeur.

-Tu es belle.

- Viens !

- Non, je te regarde.

Il s’assoit. Elle progresse jusqu’au rivage. Chacun de ses pas est pensé, esquissé dans un but précis. Elle sait qu’il la regarde dans son dos. Elle se demande si sa démarche est féminine. Si ses fesses sont trop grosses. Les pensées déstabilisent sa progression. Elle touche l’eau, enfin. S’enfonce peu à peu. Les genoux, les cuisses. Elle se retourne et le voit au loin, immobile, le regard fixé sur elle. Elle sourit, sans savoir si de là il peut le discerner. Quelques brasses au loin. Sortie d’eau. Retour vers Antise. A mi chemin, il a pris une photo. Gênée, elle a esquissé un mouvement de hanches, et sorti sa moue de théâtre. Elle est frigorifiée. Il l’entoure de sa serviette et la frotte avec vigueur. Elle rit. Ses mèches mouillées jouent avec ses yeux noisette. Des promeneurs endimanchés qui ont relevé leurs pantalons aux mollets, les regardent de loin. Ils sont le spectacle de cette soirée d’automne- ils en ont conscience et ils s’en moquent.

Ils prirent la voiture pour monter au sommet de la falaise et explorer les alentours. La nuit était tombée, Yesirah avait froid. Antise lui donna un de ses vêtements. Il ne voulait pas qu’elle ait froid, et regardait les deux collines, îlots de beauté sous le pull d’homme trop grand.

Au sommet de la falaise, quelques maisons perchées, volets clos, défiaient le ciel et l’abîme. Des langues de pelouse épaisse s’aventuraient irrégulières jusqu’au bord. Tout au bord, ondoyant dans le vide, des broussailles d’oyats dansaient comme de vieilles femmes folles, enivrées par le vent d’ouest. Une pénombre d’encre avait plombé le paysage, et Antise qui s’aventurait vers le bord lui dit de faire attention. Yesirah fut saisie de la pensée saugrenue d’une chute. Un léger vertige s’empara d’elle, une peur excitante, comme celle des enfants qui jouent à se faire peur. Elle le suivit et lui prit le bras doucement, pour ne pas le surprendre.

- Regarde, la dune est meuble à cet endroit. Tu ne sais pas où la terre s’arrête…

Ils s’éloignèrent du bord, et elle sentit le besoin urgent de le lui dire.

- Je sais que c’est trop tôt, mais- je crois que je t’aime.

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